"LOIN DES CAPITALES"
Août 1994
La Ga1ite, île
désertée
LA GALITE Correspondance
Depuis que tous ses habitants l'ont abandonnée dans les années
60 - l'exode s'accéléra après 1964, date de la nationalisation
des terres rurales détenues par les étrangers en Tunisie -, il
n'existe plus de liaison régulière publique entre l'île
de la Galite et le continent.
Pour s'y rendre, lorsque l'on ne dispose pas de sa propre embarcation, il faut
pouvoir être pris à bord du bateau d'un pêcheur de Bizerte
ou, privilège rare, d'un patrouilleur de la marine de guerre tunisienne,
qui périodiquement ravitaille et relève les deux seuls résidents
permanents de l'île, un garde national et un officier marinier, parfois
accompagnés de leur famille pendant l'été. Ils ont comme
uniques voisins les gardiens du phare qui se dresse sur l'îlot proche
du Galiton.
Située à une cinquantaine de milles au nord-ouest de Bizerte,
la Galite, longue de 5 kilomètres et large en moyenne de 2 kilomètres,
apparaît comme une île très escarpée, à première
vue inabordable, d'autant que de multiples écueils à fleur d'eau
en gênent l'approche. Elle culmine à prés de 400 mètres.
Le seul mouillage relativement sûr se situe au sud, à l'abri des
vents du nord-ouest, forts et fréquents.
Une topographie accidentée, due à un jeu récent de failles,
confère à l'île une beauté sauvage. En l'absence
d'arbres, une végétation basse et dense de palmiers nains et sur-tout
de diss, une plante aux longues feuilles, tapisse les versants abrupts
qui tombent dans la mer. Partout flotte l'odeur de la lavande et du thym. L'eau
jaillit en abondance de plusieurs sources.
La Galite était connue dans l'Antiquité. Au premier siècle
de notre ère, Pomponius Mela nomme Galata parmi les
îles voisines de la côte de l'Afrique et Pline l'Ancien
la cite comme la première étape des bateaux qui se dirigeaient
de Thabraca, l'actuelle Tabarka vers la Sardaigne ou la Sicile.
Mais l'île avait déjà été occupée par
les Phéniciens, qui y établirent des usines de salaison
de poissons dont subsistent des cuves ruinées par des glissements de
terrain.
Ils creusèrent aussi dans d'anciennes dunes consolidées en grès
tendre des chambres funéraires. Ce type de sépulture se perpétua
jusqu'à l'époque romaine tardive, puisque a été
mis au jour une tombe qui contenait, associés à un mobilier incluant
une pièce de monnaie du Vlle siècle, huit squelettes enchaînés
deux à deux par les pieds. Ensuite, l'île - Jalta en arabe
- devint déserte pendant de longs siècles.
Le naturaliste italien Issel visita la Galite en 1876, après
son collègue français Bory Saint-Vincent, qui en fit
la première étude scientifique en 1840, et fut tout étonné
d'y rencontrer un groupe de treize personnes y vivant en permanence. A l'exception
d'un Tunisien, il s'agissait de deux familles italiennes, l'une originaire de
l'île de Ponza, au large de Naples, l'autre de Trapani, en Sicile. Elles
avaient eu, quelques années auparavant, des démêlés
avec les autorités de la régence de Tunis, à laquelle l'île
appartenait nominalement, qui s'étaient émues de cette installation
clandestine, mais une intervention du consul d'Italie auprès du bey avait
fini par arranger les choses. Jusqu'au début de ce siècle, les
Italiens de la Galite, qui se partageaient entre trois grandes familles - les
Darco, les Vitiello et les Mazella -, vécurent
laborieusement, sur un mode patriarcal, en marge de toute institution politique,
dans une totale indépendance. Ils ignoraient l'impôt. Leurs habitations
étaient troglodytiques : des chambres funéraires de l'époque
antique, agrandies et aménagées, leur servaient de demeures. Ils
tiraient leur subsistance des biens de la mer et de la terre. La première
permettait la collecte en plongée du corail rouge et surtout le ramassage
de langoustes qui foisonnent dans les fonds rocheux des alentours de l'île.
De mai à août l'activité des bateaux était intense.
Aux pêcheurs locaux s'ajoutaient ceux venus de Sardaigne, de Sicile et
de Malte. Les langoustes étaient vendues en Italie, en France, en Espagne.
Des cultures complétaient l'économie de l'île. On utilisait
seulement la pioche et la bêche.
Le rocher de Bourguiba
Sur le plan de l'Oudjill, battu par les vents, on produisait des fèves,
des pois, des lentilles, du blé aussi, mais en quantité insuffisante
et il fallait en importer, tout comme les pommes de terre, qui poussaient mal.
Les lapins, qui pullulent, et les chèvres sauvages occasionnaient des
dégâts à ces cultures. Dans les vallons plus abrités,
comme celui de l'Escaroubade, des terrasses avaient été
aménagées pour y planter des arbres fruitiers : des figuiers au
feuillage dense, des oliviers, des grenadiers, de rares orangers, de la vigne
également, qui donnait un vin apprécié.
L'âne était l'animal de bât et des troupeaux de chèvres
pâturaient sur les pentes rocailleuses. Avec la mauvaise saison et son
cortège de tempêtes, l'isolement venait et la vie se repliait pendant
de longs mois. Aucun phare n'existait alors et il arrivait que des bateaux se
brisent sur les côtes de l'île. On se ruait alors sur les épaves
et l'on se partageait ce qui pouvait être utile. En l'absence de toute
autorité administrative, les différends se réglaient parfois
au poignard.
La France avait établi son protectorat sur la Tunisie en 1881, mais ce
n'est que plus tard, à la suite d'une visite, le 3 août 1903, du
baron d'Anthouard, délégué á la résidence
de France à Tunis -visite solennelle considérée comme une
prise de possession officielle-, que la Galite fut rattachée administrativement
au caïdat de Bizerte, mais en hiver le gros temps empêchait
parfois le bateau de débarquer ses passagers et de décharger sa
cargaison dans la baie foraine.
Plus tard, des cas d'urgence purent être résolus grâce à
des vols d'hydravions. Un poste de radio installé par la Marine nationale
permit des communications rapides. Successivement apparurent une école,
un poste de gendarmerie, un dispensaire, une agence postale. L'usage de la langue
française se répandit à côté du patois napolitain
parlé jusqu'alors. On construisit une église pour une population
qui témoignait d'une grande ferveur religieuse.
Les naissances étaient nombreuses, mais l'émigration était
aussi forte. Les effectifs se stabilisèrent autour de deux cents personnes
qui avaient presque toutes acquis la nationalité française par
naturalisation. Les cavernes qui avaient servi de demeures aux premiers habitants
étaient délaissées et un village d'une quarantaine de maisons
cubiques, blanches ou roses, dispersées dans le désordre, s'étageait
sur le versant qui domine le mouillage.
Aujourd'hui, la seule âme dans ce village est un berger qui s'abrite dans
une maison„ médiocrement rafistolée. II surveille un petit
troupeau de moutons et de chèvres qui s'égaillent dans l'île
et dont le propriétaire habite Bizerte. Les autres demeures, envahies
par les frondaisons exubérantes des arbres de leur jardin, tombent en
ruines. Des figuiers au tronc noueux offrent généreusement leurs
fruits. Les vignes débordent des tonnelles.
Les eaux pluviales ravinent profondément les rues pentues. L'église
est ouverte aux quatre vents et le cimetière offre un spectacle de désolation.
Seule l'ancienne école, où résident les deux représentants
de l'autorité, est encore à peu prés entretenue. Sur l'un
de ses murs, une boîte aux lettres signale mélancoliquement que
la dernière levée de lundi est faite. II n'y en eut plus d'autre.
Dans la cour traînent les morceaux d'une plaque de marbre qui rappelle
la mémoire d'Henri Clément, directeur de l'école
du 1er octobre 1910 au 18 novembre 1913 et mort au champ d'honneur á
l'âge de vingt-quatre ans à Ypres, en Belgique,
le 3 avril 1915. Mais cet édifice appartient surtout à l'histoire
parce que Habib Bourguiba y vécut en résidence
surveillée pendant sept cent quarante-trois jours, de 1952 à 1954.
A proximité, au sommet de la falaise, on peut voir le rocher sur lequel
le proscrit venait s'appuyer, essayant d'apercevoir dans le lointain la Tunisie
qu'il voulait indépendante et sculptant avec détermination sa
statue du Combattant suprême.
Une vie anime encore le mouillage au printemps et au début de l'été,
quand s'y concentrent quelques bateaux de pêcheurs venus de Bizerte et
lorsque, de temps à autre, font relâche des embarcations de plaisance
pour s'approvisionner en eau douce. On dit que le gouvernement tunisien a élaboré
un plan de repeuplement de l'île, dont les terres sont aujourd'hui domaniales.
En attendant, la Galite se retrouve déserte comme à la fin de
l'Antiquité.
Article de ROLAND PASKOFF
Musique d'Heidi Jouini: Mémoire de la Tunisie